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La traversée de l’Atlantique nord en cargo (3)

La traversée de l’Atlantique nord en cargo Retrouvez notre série d'articles consacrés à la Belle Province, avec un récit de traversée de l'Atlantique en 5 parties...


La traversée de l’Atlantique nord en cargo (3)

Mardi 27 juillet 2004

La traversée de l’Atlantique nord en cargo
Journal de Bord (3/5)

Par curiosité et par esprit d’aventure, j’ai décidé au moment où je devais quitter Montréal pour rejoindre l’Europe de voyager en cargo. Avant de mettre le pied sur le pont du CMA-CGM Tage, je ne connaissais rien de la marine marchande, et n’avais pour toute expérience de la mer qu’une traversée de la Grèce à la Crète en ferry. Je vous présente ici la retranscription de mon journal de bord, jour par jour, découverte par découverte...

6ème jour
La visite des cales

6h30 Coup d’œil par le hublot. Il y a un brouillard à ne pas voir le bout de son nez.

Les vibrations et les cliquetis continuels ne vont pas me manquer. Il ne pleut plus mais les ponts trempés sont un peu glissants.

7h Sur la passerelle. Le Second navigue sur le Tage depuis 5 ans : « Ce n’est pas marrant pour l’équipage, il ne peut pas me mentir en disant "on ne peut pas faire ça ou ça" », précise-t-il dans un sourire. Il devrait, comme la plupart de l’équipage, retrouver ce navire après ses vacances et un contrat sur Potomac, le navire jumeaux du Tage.

Il me confie que depuis la deuxième guerre d’Irak être un équipage roumain et non pas français est un avantage quand on navigue dans les ports étasuniens. Les navires français y connaissent parfois quelques complications. A travers différentes discussions, je peux constater une incompréhension des actions américaines, voire une révolte quand il s’agit de leur intervention en ex-Yougoslavie, voisin direct de la Roumanie.

Le Second est content des travaux d’entretien que son équipage a fait sur le Tage. Ils ont repeint beaucoup. Ils se sont beaucoup battus contre la rouille et ont même dû changer nombre d'éléments du bastingage. L’entretien du Tage nécessite environ une tonne de peinture par mois.

8h Petit déjeuner. Gigi, le maître d'hôtel, m’apporte un mél. Exactement ce qu’il me fallait. Je commence à trouver le voyage un peu long : la routine grandissante, la fatigue et l’isolement… Ce contact avec l’extérieur est une véritable bouffée d’air que je peux prendre plusieurs fois en relisant le courrier.

10h15 Nous partons visiter les cales avec le Second. Sur le pont principal, nous passons à côté d’une grande porte par laquelle le carburant est chargé, avant d’entrer par une porte étanche. Le Tage a été construit pour le transport des bananes. Il a conservé en état de marche son système de refroidissement des conteneurs, bien qu’il n’en ait plus besoin. Aujourd’hui, il a quelques problèmes avec une caisse de ballast, qui seront réglés dans la journée. Nous nous éloignons du moteur, mais l’endroit n’est pas silencieux pour autant. Des craquements réguliers nous accompagnent.


Gauche: Le sas par lequel montent les pilotes . Droite : La solide échelle de corde

Gauche: En bas à gauche, deux caisses de ballast. Droite : Soupape de ballast

Nous entrons dans une première cale, à moitié vide. Nous sommes sur une caisse de ballast. La taille de la cale fait impression. Le panneau de cale est juste au dessus de nous. Nous irons en visiter une autre, complètement vide cette fois, à l’avant du bateau. Le second me montrera alors les grandes glissières métalliques dans lesquelles les conteneurs s’encastrent.

En plus de ses quarts, le Second s’occupe des cargaisons et des travaux sur le pont. Dans l’ensemble, il est content de ses conditions de travail. La cuisine est bonne, les salaires sont bons. La compagnie « donne de l’argent » pour les repas et tout le monde boit de l’eau en bouteille. Les hommes d’équipage, comme les officiers, ont une salle vidéo. « Ils font des efforts, conclut-il. Généralement, on obtient ce qu'on demande. »

Nous arrivons au bout du navire, la proue. J’aperçois les puits de chaînes. Chacune des ancres a une chaîne de 300m environ (11 maillons de 27 mètres).

Nous visitons différents magasins du Bosco (Terme générique pour nommer le chef d’équipage.) dont l’un est plein de chaînes de différentes tailles et un autre de matériels d’entretien du système de refroidissement des conteneurs. « Tout est fait pour la banane ! »


Gauche: Nous arrivons au "nez" du navire.

Gauche: Un des magasins du Bosco. Droite : Combat contre la rouille

De retour sur la passerelle. L’Officier Electricien fait des réparations sur le panneau de commande des ballasts.

Les hommes du personnel d’exécution, sans responsabilité, ont presque des horaires fixes. Ils sont les seuls à être contents d’être au port, parce qu’ils sont alors désœuvrés et peuvent descendre à terre. Alors, que les officiers ont encore plus de travail qu'en mer.

16h10 Une alerte retentit sur l’une des radios de la passerelle. Il s’agit d’un appel de détresse d’un navire qui est, me dit le Second, à l’autre bout du monde, à 16 000 km.

Le temps n'est pas assez beau pour que nous mangions dehors. Le barbecue est reporté à demain.

20h C’est fait, le beau temps est revenu ! Il fait 17°C et l’eau est à 16°C. Pour un peu, on pourrait se baigner. Les temps décidément changent vite. Le bateau ne roule presque plus depuis que le problème de ballast est réglé.

Le Second m’a déconseillé de monter sur le mat avant. Je voulais y aller d’où prendre une photo panoramique « C’est un navire de 24 ans, tout de même, on ne sait jamais. », avant d’ajouter « C’est un bon bateau quand même. »

J’ai fait quelques parties de ping-pong avec des membres d’équipage, ce soir. Tout le monde parlait roumain, bien sûr, sauf quand je jouais. On comptait et on commentait en anglais. Un bon moment. Oh ! Demain : barbecue, si le temps reste beau.

Vers 1h15 Sur la passerelle. Je suis monté sur la passerelle supérieure où la pénombre du pont, l’immensité noire et le bruit de l’océan ont quelque chose d’effrayant.

7ème jour
Barbecue au milieu de l'Atlantique

10h30 Des coups de marteaux juste sous mon hublot m’ont réveillé. La nuit a été dure. Il semble que quand le roulis devient trop fort, le corps ait l’impression qu’il va tomber. Et ça réveille !

11h50 Dans le salon fumoir. J’attends le repas du midi avec impatience. La faim ne me taraude pas, mais la vie à bord est à présent habituelle et les repas rythment un peu les journées.

Pour passer le temps, il a toujours moyen de perdre son regard sur les vagues ou l’horizon et de rêver à des aventures : un homme à la mer, un radeau, une épave, des dauphins… bref un événement majeur. Mais on peut toujours scruter l’horizon, on est comme le Colonel du fort de Belonzio de la chanson de Brel : « (…) la plaine, d’où l’ennemi viendra, qui me fera héros » … rien ne se passe.

Il fait très doux. 16,9°C. Pas besoin de se couvrir pour aller dehors. J’emprunte souvent les escaliers extérieurs et rarement l’ascenseur. L’ascenseur, seulement pour me rendre à la salle des machines et aux cales.

Le Capitaine Dimitri est un sacré personnage. Il nous a rejoint à table avec le Lieutenant de Sécurité et le Chef. Nous avons parlé de l’histoire de l’Europe et de l’antiaméricanisme, qui semble-t-il ne contente personne, pas même les anti-américains.

Le Capitaine a sursauté quand Sylvia lui a demandé si l'on parlait aussi russe en roumanie. Le roumain est une langue latine et non slave, comme celle de ses voisins. Les langues les plus parlées, si l’on excepte le roumain, sont le français, l’anglais et l’allemand. Une région de la Roumanie faisait partie de l’empire austro-hongrois.

Le Lieutenant de Sécurité ne comprend pas et n’accepte pas que les américains soient venus faire la guerre en Yougoslavie. Selon lui, c’était une affaire européenne. Discussion sur la fédération yougoslave, sur Istanbul (ex Constantinople) et Strasbourg, ville entre deux cultures chère au cœur du Chef. Tous trois se montrent très attachés à leur terre. Chaque repas du midi se termine par une « bonne sieste ».

15h15 Sur le pont 2. Des hommes d’équipage préparent tables et feu pour le barbecue de ce soir. Il y a toujours quelques oiseaux autour du bateau.

Les cabines du Capitaine et du Chef sont juste sous la passerelle. Le sol de celle-ci est complètement recouvert d’une grille en caoutchouc, isolant phonique, qui leur permet de se reposer sans être dérangés par les pas des hommes de quart.

La France et une partie de l’Espagne sont apparues sur la carte de navigation. Si nous continuons à cette allure, nous pourrions voir les côtes anglaises dans 34h. Nous arriverions donc avec beaucoup d’avance.

17h15 Arrivée du Lieutenant de Navigation sur la passerelle. Il a changé la musique du petite poste pour des airs connus d’opéra. C’est lui déjà, il y a deux jours, qui a mis les Quatre Saisons de Vivaldi.

Il n’est que 18h et le feu du barbecue est déjà parti. Les préparatifs se font dans la bonne humeur.

20h30 Je me rends au barbecue. L’ambiance est très bonne. Le Second va avoir 36 ans. J’apprends que sa femme est avocate et qu’ils ont une petite fille de 5 ans. Il semble que je sois le seul à trouver surréaliste de participer à un barbecue au milieu de l’Atlantique. Il fait moins beau que l’on espérait, quelques embruns arrivent jusqu’à la table, sans entamer la bonne humeur générale. Une des viandes préparées s’appelle du Mici (prononcer Mitch), ou Mititei. Son goût ressemble à celui du Donner Kébab grec ou turque. Le cuisinier a appris la recette du Bosco dont le père était boucher. D’autres viandes grésillent sur la grille du barbecue, ainsi que des maquereaux. La très bonne ambiance à bord que me décrivait le Second est ce soir bien visible.


Gauche: Un timonier, le Lieutenant de Navigation (de dos), le Capitaine et le Second. Droite : Le Bosco.

22h Le barbecue est fini mais la fête continue dans la salle à manger du personnel d’exécution. La chaîne joue de la musique pop roumaine. Des hommes dansent sur ces chansons aux influences orientales marquées. Le Capitaine vient faire une visite de courtoisie et ne s’attarde pas. La pièce est très enfumée. Tout le monde fume des « L&M », des cigarettes pseudos américaines « made under authority of Philip Morris », fabriquées en Suisse. Un des timoniers est là ; visite très fraternelle du Lieutenant de Sécurité. En fait, les officiers sont plus jeunes que beaucoup d’hommes d’équipage.

Daniel, un homme d’équipage, décrit la vie sur un cargo également comme une prison volontaire. Nous trinquons : Noroc ! (prononcé Nolock, qui signifie « bonne chance ».) Une chanson populaire roumaine est jouée régulièrement. Le texte parle de marins. Le refrain est souvent repris à l’unisson. Tout le monde travaille à 8h demain matin…

Le 1er Chef m’invite à boire un café demain à 10h à la salle des machines. J’y serai.

Dehors le vent est fort. Il y a un orage en formation juste derrière nous et une zone de dépression au sud.



(à suivre...)

Nicolas Humbert
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