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La traversée de l’Atlantique nord en cargo (5)

La traversée de l’Atlantique nord en cargo Retrouvez notre série d'articles consacrés à la Belle Province, avec un récit de traversée de l'Atlantique en 5 parties, dont voici le chapitre final...


La traversée de l’Atlantique nord en cargo (5)

Lundi 2 août 2004

La traversée de l’Atlantique nord en cargo
Journal de Bord (5/5)

Par curiosité et par esprit d’aventure, j’ai décidé au moment où je devais quitter Montréal pour rejoindre l’Europe de voyager en cargo. Avant de mettre le pied sur le pont du CMA-CGM Tage, je ne connaissais rien de la marine marchande, et n’avais pour toute expérience de la mer qu’une traversée de la Grèce à la Crète en ferry. Je vous présente ici la retranscription de mon journal de bord, jour par jour, découverte par découverte...

10ème jour
Grand Vent

3h25 du matin sur la Passerelle. De nombreux navires sont apparus sur le radar. On peut voir les lumières de certains d'entre eux à travers la nuit. Sur l'écran, le Tage est symbolisé par une grosse tâche et sa course par une ligne. Il en est de même pour les autres navires, mais leur point est moins gros et la ligne de leur course moins longue. Les points de collisions potentielles sont signalés par de petits cercles barrés. Le tout bouge au rythme du rafraîchissement de l’écran.

A bord, il y a trois radars et 4 GPS. Les radars, du premier au troisième, cernent des zones de plus en plus précises.

Discussion avec le Lieutenant de Navigation. Il aime quand il y a beaucoup de navires dans la zone, comme à présent, mais apprécie également le calme que nous avons connu il y a quelques jours au milieu de l’Atlantique Nord. Pour l’heure, il est sur le qui-vive.

La nuit, les navires se signalent par des points lumineux. Chacun doit avoir une lumière blanche à l’avant et à l’arrière, une lumière rouge sur le château à bâbord et une verte à tribord.

En cas d’urgence, quand il arrive que par mésentente deux navires se croisent de trop près et que leur course n’est pas clairement lisible pour l’autre, les officiers de quart peuvent se dire par radio « Rouge rouge ». Ce qui veut dire que chacun doit manœuvrer pour croiser l’autre par bâbord.

Le Lieutenant de Navigation se méfie des équipages russes qui sont parfois ivres pendant leur quart, et des équipages philippins dont les membres peuvent devenir officier après seulement trois ans d’études universitaires, contre cinq pour les roumains.

En navigation, m’explique-t-il, il y a aussi les ultra-rigoureux qui privilégient le respect stricte de la règle aux dépends de solutions moins académiques mais plus pratiques. Sur les mers, comme sur les routes terrestres françaises, la priorité est au navire qui arrive par tribord, c’est-à-dire par la droite.

Pour le Tage, la distance minimale de sécurité, quand un autre navire suit la même course que la sienne, est de un mille. Car il lui est possible de faire tout un demi tour dans un cercle de 800 mètres de diamètre. Il resterait théoriquement encore 1km en les deux navires. Stopper le navire en cas de danger est la dernière des choses à faire, parce qu’une fois en panne, on ne peut plus manœuvrer.

Le Lieutenant de Navigation espère quitter la marine marchande dans deux ans. Le bon salaire à bord lui a déjà permis d’acheter deux camions de transport. Il en veut un troisième pour bien gagner sa vie à terre. Il pourra aussi, avec sa licence, piloter des bateaux dans le port de Constanta.

4h30 Sur la passerelle. Le vent devrait forcir encore un peu dans la journée. La majorité des grands ports d’Europe du Nord dépose leurs pilotes sur les navires par hélicoptère. Anvers le fait généralement par bateau, quand le temps n’est pas trop gros.

Dans l’immensité noire, on pourrait croire être seul à veiller. Mais, de nombreux navires passent au loin. Les alertes météo sont annoncées régulièrement par radio. La nuit est peuplée d’être isolés et invisibles.

Après 10 jours de français et d’anglais, souvent approximatifs et laborieux, ou encore de roumain incompréhensible pour moi, j’apprécie les voix françaises de la radio, même si elles n’ont rien de chaleureux.

Discussion avec le Second. Pour être officier de marine marchande en Roumanie, 5 années d’études universitaires sont nécessaires, pendant lesquelles on doit effectuer un stage de 6 mois sur un navire. Puis, il faut un an de mer, vacances exceptées, pour devenir 3e Officier, une autre année pour être Second et deux de plus pour être Capitaine. On peut donc estimer, en ajoutant le temps passé à terre, qu’il faut entre 10 et 11 ans pour devenir Capitaine Commandant.

Après avoir passé deux mois à terre, le Second me dit être lassé du quotidien et de ses habitudes, de parler de la pluie et du beau temps… Il a donc hâte de reprendre la mer. La radio qui a capté un S.O.S. l’autre jour, est réglée sur toutes les fréquences. A ce propos, lors d’un autre contrat, le Second parlait tous les jours par radio avec son père, également marin, qui se trouvait à l’autre bout du monde. Ils avaient convenu d’une fréquence et d’une heure de rendez-vous.

Nous parlons ensuite de l’évolution de l’Europe, et de la Roumanie. Après dix jours à bord en compagnie de roumains, il me semble être culturellement plus proche d’eux que des québécois, qui parlent pourtant le français.

14h50 Je viens de finir mes valises. Combien de temps la tempête va-t-elle durer ? Il y a un vent de force 8, peut-être 9. A table, ce midi, il arrivait souvent que par le hublot je ne vois que le ciel ou que la mer. Tout à l’heure, des objets sont tombés tout seul de mon bureau. Il semble que je sois peu sensible au mal de mer.

15h35 Sur la passerelle. Le Lieutenant de Navigation confirme un vent de force 8 à 9. Je reviens d’une petite promenade à l’extérieur. A l’arrière du navire, il est indispensable d’avoir une main sur le bastingage pour ne pas être déséquilibré par le vent et parfois par les mouvements du Tage. À l’avant, le navire bouge moins et le vent semble moins violent, sans doute parce qu’il vient de derrière. Beaucoup de conteneurs grincent et craquent. J’ai bien reconnu en passant près du premier panneau de cale, le grincement qui m’a empêché de dormir cette nuit.

Nous passons au large de Boulogne sur Mer. Nous pourrions sans doute voir la terre, si le temps était clair. Depuis que nous sommes proches des côtes, sur la passerelle certains membres d’équipage surveillent la couverture réseaux de leur téléphone portable.

17h45 Vent de force 10. (55 nœuds)

Le Tage reçoit le télex quotidien d’informations générales. 80% des infos traitent du terrorisme et parlent des Etat Unis.

19h Sur la passerelle. Bulletin météo spécial pour notre zone : la tempête va durer toute la nuit. Vent de Sud Ouest, 55 nœuds en rafales. Pourrons-nous entrer dans le port d’Anvers si ça ne se calme pas ? Nous devons impérativement prendre un pilote du port à bord… Pourra-t-il nous rejoindre en bateau ou même par hélicoptère avec un temps pareil ?




11ème jour
L'Arrivée

1h30 du matin. Sur la passerelle. Le Lieutenant de Navigation, le timonier et le Chef sont très concentrés sur la navigation. Beaucoup de navires croisent dans le secteur. Vent relatif : 30 nœuds. Vitesse du navire 10 nœuds. Depuis hier soir, l’équipage n’est plus certain d’être relevé à Anvers. Il devra peut-être aller jusqu’à Hambourg, ce qui retarderait ses vacances d’au moins un jour. Quand on a passé plus de trois mois en mer et que l’on s’est fait à l’idée d’une date pour retrouver les siens, ce genre de détail n’en est pas un.

J’ai pu téléphoner à terre avec le cellulaire du Capitaine. Pas de pilote pour cette nuit. Nous n’aurons pas de nouvelles avant le début de la matinée.

6h10 Le ciel est bleu, la mer semble plus calme. Il n’y a pas moins de cinq navires visibles sans jumelles autour de nous. L’arrivée à bord du pilote est prévue à 6h45. La mer est trop forte pour qu’il vienne en bateau, il sera hélitreuillé.

6h40 Le Temps est très clair. Nous naviguons à 8 nœuds seulement avec un vent relatif à 27 nœuds. Nous attendons l’hélicoptère. Tout le monde sur la passerelle scrute le ciel devant nous. Il reste de bonnes vagues, nous roulons toujours un peu. La manœuvre va être délicate.

L’hélicoptère apparaît devant à bâbord. Après s’être arrêté quelques instants près du mât avant, il prend place au dessus de la passerelle à tribord. Il est un peu bousculé par les rafales de vents, mais il parvient à se stabiliser. Le pilote descend au bout d’un filin. Arrivé sur le pont, il se détache et après un salut l’hélicoptère, disparaît à l’horizon.

Cette manœuvre très impressionnante n’a pas pris plus de cinq minutes. Le pilote retire sa combinaison sous laquelle il porte un costume de ville. Chacun a repris son poste. La passerelle est calme comme si rien d’inhabituel ne venait de se produire.






9h30 Sur la passerelle supérieure. Nous sommes dans l'estuaire. Je goûte le plaisir tranquille de revoir la terre. Le port d’Anvers est l’un des plus grands d’Europe. Nous passons lentement devant son champs d’éoliennes. Les rafales demeurent si fortes que j’ai du mal à descendre les escaliers avec le vent de face.

Sur le mât, flottent à tribord le drapeau Belge et celui de la compagnie CGM-CMA, à bâbord, le drapeau blanc et rouge qui indique que nous avons un pilote à bord.

Discussion avec le Second. Il est passé deux fois par le canal de Panama, avec sa série d’écluses qui monte les navires jusqu’au lac et une autre série qui les fait descendre de l’autre côté du continent américain. Il a également passé une fois le cap Horn, 48 jours du Brésil au Mexique : « Passer le Cap Horn est encore une aventure. Là-bas, tu ne croises personne. Si tu as un problème avec le mauvais temps, tu dois te débrouiller tout seul. »

Finalement l’équipage a reçu la confirmation qu’il est en vacances aujourd’hui. Nous accosterons à 13h. Ils prendront l’avion pour Bucarest demain, après une nuit d’hôtel à Bruxelles. Les marins doivent composer avec les aléas des éléments, mais aussi avec ceux de leur compagnie.

12h Je mange un sandwich avec Gigi, dans la cuisine. Avant d’être maître d’hôtel dans la marine marchande, il travaillait en Roumanie dans un restaurant 5 étoiles. Il gagne cinq fois plus à bord qu’à terre.

Un remorqueur prend place à l’arrière, un autre à l’avant. Lentement nous nous approchons du quai, devant un porte conteneurs chinois, plus gros encore que le Tage.

Les manœuvres d’amarrages prennent plusieurs minutes. A l’arrière du château, de grandes portes au sol, donnant sur les cales sont ouvertes. Une des petites grues du Tage débarque le linge. A tribord, un navire ravitailleur a pris place pour faire le plein de carburant. Des pièces de rechange doivent être également embarquées.

Le déchargement des conteneurs commencent. Trois grandes grues les sortent des cales et les déposent sur le quai où de grands échassiers à roues les prennent en charge. Cette opération délicate est effectuée avec précision et célérité.

Après avoir salué les officiers et les hommes d’équipages avec qui j’ai parlé, je descends du navire. Dans les couloirs étroits du Tage, je croise l’équipage de relève. Mes premiers pas sur le quai sont accompagnés du mal de terre, qui se manifeste par des pertes d’équilibre. Ce phénomène étrange passera dans la journée.

Il sera, avec les grandes écluses du port d’Anvers, le dernier souvenir de ce voyage exceptionnel pendant lequel j’ai entrevu le monde des marins de la marine marchande.









Nicolas Humbert
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